Olivier Tibloux, professeur de philosophie

Méditations médiatiques

Lorsque la philosophie jette le doute sur nos écrans

Publié le mai 2004

Un événement
bouleversant

Certains s’approchent encore
aujourd’hui d’Internet comme autrefois on
s’approchait d’une icône : de biais, fascinés,
sans bien savoir où cela nous mènera. L’attitude fut
certainement la même lorsque des hommes apprirent leur premier
alphabet, ou lorsque Gutenberg se retrouva seul dans son
imprimerie à contempler son premier livre. Internet semble bien
représenter un bouleversement aussi grand, une révolution aussi
importante que l’invention de l’alphabet et de
l’imprimerie qui tout deux eurent pour effet de donner et
d’apporter la parole au plus grand nombre. Avant
l’invention de l’alphabet, écrire et transmettre des
informations supposait en effet une spécialisation extrême. Du
temps des scribes et des hiéroglyphes, quand les choses se
disaient en formes, il fallait en connaître des milliers pour
avoir accès au savoir. Le savoir était donc réservé à une
élite, synonyme de pouvoir, et le reste n’était pas
littérature mais transmission orale et donc limitée.

Avec l’alphabet, et plus
encore avec l’imprimerie comme moyen de diffusion, le savoir
écrit sort de la sphère du pouvoir et des monastères pour
devenir accessible au plus grand nombre. On pourrait même se
demander si ce ne sont pas ces révolutions dans la communication
qui ont été une des causes fondatrices des grands
bouleversements politiques et historiques.

Dans cette perspective, Internet
nous apparaît comme un événement extrêmement important. Il
permet d’achever ce que l’alphabet et l’imprimerie
avaient commencé : le savoir et la parole non plus
seulement accessibles au plus grand nombre, mais à tous - comme
si le fantasme de l’école républicaine pouvait enfin
devenir réalité.

Sur cette page :

| Un discours contradictoire | Internet :
outil de formation et de déformation
|
Une étude statistique | Quelques sites pour
sortir des labyrinthes d’idées fixes
|

size="2">Un discours
contradictoire}}}

Dans l’idéal, on attendrait
donc que ce mode de diffusion donne accès à tout ; mais
comme tout idéal, cela pose problème et particulièrement
lorsque l’on sait que le fantasme de l’omniscience est
aussi celui du contrôle total : tout voir permet aussi de
tout contrôler ; Big Brother l’a bien compris.

Et La pratique qui se répand le
long des fils de webcam ou dans des Lofts apparemment sans
histoire dévoile un paradoxe étonnant : on nous annonce la
fin de la censure en même temps que le progrès ou
l’avènement de la société de contrôle. Cette
contradiction se retrouve dans les discours opposés qu’on
entend depuis quelques années à propos des nouvelles
technologies de l’information et de la communication, et
particulièrement à propos d’Internet.

D’un coté, on nous promet la
communication universelle, l’information pour tous,
l’échange planétaire, la cyber-démocratie, le
" noos " à portée de mains et Lara Croft
dans les bras. L’hyperbole est de mise :
" Internet ! et la communication deviendrait
universelle ", " Internet ! Le savoir
pour tous ". Et sur les interfaces des ordinateurs que
nous achetons pour être de notre temps, les
concepteurs-publicitaires affichent les mots " créer,
partager, innover, aimer " pour mieux effacer ces vieux
termes de calculs et de logique que nous avions trop attachés à
nos vieilles machines. Enfin, nous dit-on, nous avons inventé
l’Outil de notre liberté, le monde est devenu accessible.
L’ubiquité n’est plus l’apanage des dieux de
l’Olympe, nous pouvons être partout à la fois, à la
maison et devant nos élèves, à l’école et ouvert sur le
monde.

De l’autre coté, on nous
promet que comme Prométhée, la technique finira par nous
enchaîner, par nous faire ressembler à ces prisonniers que
Platon décrivait dans leur caverne bercés et endormis par des
images qu’ils prenaient pour la réalité. On nous rappelle
que la maîtrise des voies et des moyens de communications,
" des autoroutes de l’information ", a
toujours été le but premier de ceux qui voulaient imposer leur
ordre.

Et nous voilà pris entre les deux
discours, dans une antinomie qu’il s’agit
d’exposer et de dépasser.


Internet :
outil de formation et de déformation}}}

Internet et les multimédias nous
aident-ils dans nos apprentissages ? Il semble possible de
répondre positivement en postulant que tut le monde peut
s’en servir, que les bornes fleurissent dans la plupart des
pays, qu’il renvoie à un usage démocratique de la parole
et de l’information. Il est peut-être même possible
d’espérer qu’il apprend à ses utilisateurs à faire
ce que les fanatiques et les intolérants ne supportent
pas : jouer avec les textes et les images. Nous rejoignons
ici l’idée de Ted Nelson : lorsqu’il inventa le
mot hypertexte, et ainsi posa les bases de ce qu’on
appellerait Internet, Ted Nelson avait l’idée d’un
gigantesque réseau - Xanadu - qui pourrait
virtuellement contenir toute la littérature mondiale. Cette
possibilité était fondée sur la liberté offerte et laissée
à chacun de pouvoir, sans cesse et à son tour, ajouter des
textes, des images et des liens au sein du système préexistant
(voir notre liste de sites).

Cette idée d’un système
ouvert et sans cesse en construction, d’un communication
fondée sur la re-création et la liberté semblait pouvoir
s’accompagner de l’espoir de sortir enfin des
labyrinthes d’idées fixes dont les fils sans fins sont
tissés par l’opinion commune ou par l’opinion de
quelques uns.

En ce sens, Internet pourrait être
vu comme un merveilleux outil de formation, tourné vers le
savoir, la liberté et l’apprentissage de la citoyenneté.

Mais cette idée se heurte à trois
obstacles : l’usage, l’outil, et le concepteur.

 Du coté de l’outil et de
l’usage, parce qu’il doit être utilisé par
tous, il répond à une exigence de simplification qui
s’accompagne forcément d’une multitude de
déformations. Simplifier, c’est rendre simple,
commun, accessible aussi aux plus simples :
l’idéal cyber-démocratique laisse place au règne
de l’opinion et de la majorité. Nous voudrions
parler de liens, de choix, de multiplication, de
diversité et de liberté et nous pouvons nous retrouver
devant une image numérique répétée à l’infini.
La diffusion remplace la communication,
l’information remplace le savoir, tout devient
diffus et nous perdons l’essentiel (cf. encart).

 Du coté du concepteur, nous
savons par exemple que les images des pays lointains ne
sont recherchées et disponibles qu’en cas de
tragédies, la plupart du temps. Neuf images sur dix,
disponibles sur Internet, proviennent de deux ou trois
sources standard qui abreuvent le reste du monde. Voilà
le paradoxe, la communication est libre mais les
informations sont sélectionnées par des enjeux
politiques et financiers : plus d’un milliard
de gens chaque jour fondent leur jugement de valeur en
matière d’événements internationaux sur les
informations d’Associated press. Dans Vie
et mort de l’image
, Régis Debray insiste sur le
fait que les satellites, les caméras, les ordinateurs
appartiennent aux pays les plus riches qui ont
l’exclusivité des droits de reproduction,
d’accès et de diffusion. Mais, si les images
appartiennent aux plus riches, elles sont aussi
distribuées aux plus pauvres et notre planète
médiatique, télématique et informatique est un certain
rapport nord/sud médiatisé par des images :
Internet en ce sens permettrait de coloniser autrement.

Il reste donc à inventer un
véritable usage pour Internet, à écrire un nouveau discours de
la méthode, qui permettrait de faire de cet outil non pas
seulement un outil de diffusion mais un outil de transmission et
d’apprentissage. Pour ne pas être simplement des
récepteurs d’images, et ainsi n’avoir que des idées
reçues, pour commencer à véritablement jouer, il reste à
inventer des signes et des chemins, c’est à dire à
en-seigner.


Une
étude statistique}}}

Une étude statistique a
été menée sur plus de 3000 forums de discussions où
ont été relevés les mots les plus couramment
employés : ordinateur (38,2%), sexe (23,3%), film
(10,7%), TV (9%), politique (6,6%), religion (6,3%),
recettes (3,4%). Le
mot " politique ", par exemple, même
s’il n’est pas beaucoup employé, semble
pouvoir s’accompagner d’un certain espoir
d’échange et de communication. Cet espoir cesse au
moment où l’on apprend que les différents espaces
publics qui se forment dans les forums de discussion
restent à l’écart les uns des autres et favorisent
chacun et en leur sein le regroupement d’individus
qui soutiennent des opinions semblables.


Quelques sites pour
sortir des labyrinthes d’idées fixes}}}

 Un des sites les plus
remarquables à visiter est HyperNietzshe. Le projet HyperNietzsche
reprend celui de Ted Nelson et se présente comme un
instrument interactif qui permet aux chercheurs et aux
professeurs de multiplier les points de vue sur
l’œuvre de Nietzsche ; chacun pouvant
apporter et échanger ses contributions. Un tel projet
permet de rendre les textes de Nietzsche toujours
vivants, les problèmes toujours à l’œuvre et
en devenir. On y insiste sur la nécessité de
l’échange des informations et des savoirs qui a
toujours permis de lutter contre la confiscation du
savoir par quelques-uns, confiscation souvent synonyme de
pensée morte. Ce projet est dirigé par un comité
scientifique et Paolo D’Iorio, chercheur à
l’institut des textes et manuscrits modernes du
CNRS.

 Pour consulter ou se
constituer une véritable bibliothèque
vivante à l’aide de son ordinateur, on pourra se
rendre sur les sites suivants qui proposent une multitude
de textes et de commentaires philosophiques ou savants en
langues originales ou traduits, libres de droit :

 On pourra aussi consulter :

  • l’université de Lyon, ce site s’apparente à un dictionnaire
    de recherches philosophiques
    présentant plus de
    280 entrées sur des philosophes ou des thèmes
    philosophiques. Chaque entrée renvoie elle-même à une
    multitudes de sites et de liens.

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